Il est aux abois, abandonné par le jeu qu’il croyait maîtriser. Presque lessivé par ses pertes, il voit la partie lui échapper. Pas possible, pas acceptable. Son égo s’enflamme, une impulsion embrase tout son système nerveux, il pousse ses derniers billets à deux mains, l’œil allumé par l’adrénaline du joueur. Il dit : « Tapis », un sourire carnassier aux lèvres, sûr de créer la surprise une fois de plus. Il joue la France parce que perdre la face, c’est pire que de plonger le pays dans le chaos. Et puis, il ne peut pas perdre. Pas possible.

Qu’a-t-il fait ?

A l’échelle de l’histoire de France, le Président Macron laissera l’image d’un feu de paille. Surgi de nulle part, il a consumé le paysage politique, s’est emparé des rênes de l’Elysée en atomisant les partis vénérables et aura disparu dans un magistral brasier, qu’il aura lui-même lancé. Les fières flammes bleu-blanc-rouge du Front National, à peine voilées d’un filtre bleu marine, je les vois déjà crépiter. Faire tapis avec la France. Incendier la maison. C’est donc comme ça que le Macronisme se termine. Ça finit dans un feu de pyromane.

Et c’est ces gens-là qui arrivent. Ces gens qui pensent petit, qui pensent recroquevillé, qui pensent « nous » et « eux ».

Je repense à mon père. Mon père était syrien, mais il était français. Qu’est-ce que l’identité ? Qu’est-ce qu’être français ? Est-ce un état, une nature, une identité, une trajectoire ? Lorsqu’il est né à Damas, en 1947 il était syrien, arabe, damascène. Après son bac, à l’aube de ses vingt ans, quand il arrive en France pour faire ses études, il est un étudiant étranger, il est toujours arabe, pas encore français. Et puis, à peine une dizaine d’années plus tard, il est interne au CHU de Caen, il parle maintenant couramment la langue de Molière, il est médecin. Il se marie avec ma mère, tous deux fondent leur famille, il obtient la nationalité française. Un exemple parmi tant d’autres. Il aura vécu plus de quarante ans en France, en tant que Français. Il aura soigné des centaines, des milliers de patients tout au long de sa carrière de médecin généraliste. Il aura payé ses impôts et consommé des produits français. En somme, il aura contribué à la croissance du pays, par son activité, par son existence, par sa vie. Mon père, qui aura passé la majeure partie de sa vie en France. Il est né Syrien, il est mort Français.

Un « Français d’origine étrangère », dirait le Rassemblement National. Cette expression me glace le sang. Il faudrait donc étiqueter les gens selon leur lieu de naissance ? Mon père était-il moins français parce qu’il était né à Damas ? Ses quatre décennies vécues sur le sol de notre pays, à parler notre langue, à travailler, à éduquer ses enfants, comptaient donc moins que celles d’un autre homme né en Bretagne ou en Ardèche ? Quelle logique est-ce là ? Pourquoi ? Qu’on m’explique. C’est la thèse de « la France aux Français ». Et c’est celle qui arrive dans notre parlement. Tout découlera de cette idée. Tout. Mais cela ne se diffuse pas en clair sur TikTok. C’est le message crypté, la surprise de la cheffe qui restera quoi qu’il en soit la fille de son père.

Imaginer la France dirigée par l’extrême droite… Nous y sommes presque. Je me souviens de 2002. L’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle avait déclenché une vague d’indignation et de honte dans le pays. Des manifestations fleuve dans les rues de Paris. Le refus de Chirac de débattre avec le président du FN. Je venais d’arriver à Paris. Un de mes collègues, au lendemain du premier tour, était sidéré. « Ce matin dans le métro, je regardais les gens dans la rame et je me disais qu’il y en avait un sur cinq qui avait voté FN. » Il y a vingt ans, ce n’était pas un parti comme les autres. Il y a vingt ans, l’idée de les voir au pouvoir, ça faisait peur, ça n’était pas acceptable.

Mais Marine a gagné. Elle a réussi son coup de maître. Elle gagne la partie de Poker et elle va coucher Emmanuel. Il vient de faire tapis, il va perdre. Mais il ne joue pas avec ses billets. Il joue avec nous. Les Françaises et les Français. Quelle folie l’habite ? Il nous écrit une lettre maintenant. Il ne cesse de parler. N’y a-t-il personne d’intègre autour de lui pour lui dire de se taire ?

Marine a gagné. Mettre de côté le père ouvertement raciste, l’enterrer dans son palais de Saint-Cloud. Polir le discours, nettoyer la façade, repeindre les murs et changer le logo. Point d'orgue et paroxysme de sa stratégie : dénicher l’avatar idéal pour la normalisation du parti. Le façonner à la perfection, à coup de « media training » et de brain-washing aux éléments de langages. Jordan. Télégénique, jeune, lisse. Identifiable. L’antithèse du pater familias. Quelle que soit l’issue du 7 juillet, Marine a gagné. Le marketing politique est roi et il est désormais possible d’habiller un parti aux idées nauséabondes aux couleurs de la normalité.

Est-ce de la honte que je ressens quand j’imagine la France aux mains de personnes animées par l’envie de repli et de la stigmatisation des uns contre les autres ? Non. Pas de la honte, car ce qui se joue me dépasse. Ce ne sera pas mon choix. Mais si cela advient, ce sera celui du peuple français, du peuple souverain. Et alors, les mots de Camus me reviendront en tête, et m’obséderont : « C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. »