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Alexis Sukrieh
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Alexis Sukrieh

La carte et le territoire, Michel Houellebecq

Posted on 23 juillet 20192 mars 2022

Vous prenez souvent des photos des cartes routières ?
— Oui… Oui, assez souvent.
— Toujours des Michelin ?
— Oui.

J’ai découvert Michel Houellebecq avec L’extension du domaine de la lutte. Un roman qui vous gifle comme une pluie glacée, qui suinte la noirceur par toutes les pages et qui vous contamine de sa déprimante mélancolie.

La beauté dans la noirceur, c’est peut-être ainsi que je résumerais ce que j’ai vu dans ce texte (j’en parlerai peut-être un autre jour). J’ai dû le lire en deux ou trois fois, presque d’une traite ; ce qui m’arrive rarement (je suis un lecteur assez lent).

Mais ça n’a pas du tout été le cas avec La carte et le territoire. Au contraire, là, j’ai lutté.

Un roman sur le monde de la tech, une plongée au cœur des GAFA

Lors d’un séminaire informatique organisé par Amazon… Tous ces geeks sont excités, fiers d’être là, aux premières loges. Pas Alban. Il les regarde, ses semblables, et s’enfonce dans des pensées amères.

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Le Pitch

Jed Martin est un artiste peintre. En panne d’inspiration sur sa série « les métiers contemporains », il se remet à la photographie, et met en lumière… des cartes routières Michelin.

L’exposition connait un succès retentissant. Il rencontre Olga, chargée du développement marketing de la marque, qui devient rapidement sa compagne. Jed flotte dans une vie parisienne pleine de mondanités, croise Begbeider, dîne avec son père chaque soir de Noël (et uniquement ce soir-là), puis il rencontre Michel Houellebecq et décide de le peindre dans le cadre de sa série sur « les métiers ».

Une brillante idée mais une intrigue fade

D’abord hâppé par les premiers chapitres et assez convaincu par la pertinence de l’angle choisi (j’y reviens plus bas) j’ai ensuite été lassé par un rythme déclinant et une intrigue assez creuse. Vers la fin du livre, j’ai commencé à ressentir une fatigue causée notamment par des personnages peu crédibles et ensuite par la direction étonnante (et pas franchement intéressante) que prend la trame narrative.

À ce sujet, ne lisez pas la quatrième de couverture de Flammarion, car elle spoile tout simplement la dernière partie du roman. C’est regrettable qu’un des rares climax du récit soit révélé avant qu’on ait pu ouvrir le livre…

Il me semble qu’il y a dans ce roman à la fois du génial et du médiocre. Comme si Houellebecq avait été saisi d’une inspiration fulgurante pour toute une partie de son travail, et, comprenant qu’il n’avait pas assez de matière pour un livre, aurait cherché à remplir les trous, assez maladroitement.

La carte et le territoire - extrait

Le médiocre : l’intrigue et les personnages

Ce livre m’a donc laissé une impression en demi-teinte. Le problème principal a été pour moi le peu de crédibilité du personnage principal : Jed Martin. Il semble suivre passivement les aléas de sa vie et réussit tout ce qu’il entreprend sans même s’en rendre compte.

Houellebecq emploie dans ce roman la narration omnisciente à la troisième personne. Est-ce une des raisons de l’intensité moindre que j’ai ressenti à la lecture ? Probablement. Cette méthode narrative n’est pas simple, même pour les meilleurs écrivains. Ici, il m’a semblé que la distance imposée par cette « caméra » amplifie le manque d’immersion. On a l’impression que Jed n’a pas de sentiment, qu’il est neutre, presque passif, spectateur de sa vie (qui pourtant n’est qu’une succession de réussites, qu’on s’explique d’autant plus mal, en tant que lecteur).

Il y a chez ce personnage quelque chose de peu crédible, comme si son charisme était du préfabriqué que l’auteur aurait assemblé avec quelques clichés de l’artiste-parisien-qui-a-réussi-dans-la-vie. Rien n’est difficile, tout coule de source. Olga, une « des plus belles femmes de Paris » (si ce concept veut seulement dire quelque chose) tombe dans ses bras sans qu’il ne bouge un oeil (et dès la première rencontre ou presque). La situation m’interpelle : comment cette femme si belle, si puissante, si intéressante peut-elle être célibataire à ce moment-là ? N’a-t-elle pas toutes les chances d’être en couple vu la réussite sociale dont elle jouit ?

On s’amuse ensuite en constatant que l’auteur semble lui-même s’apercevoir de cette incohérence, mais il ne fait que constater l’absurdité (et la fragilité de son intrigue ?) : « Il était même surprenant qu’au moment où elle avait rencontré Jed elle n’ait pas eu d’amant attitré ; il était encore plus surprenant qu’elle ait jeté son dévolu sur lui. »

Mais quel dommage que cette observation fine soit aussi mal servie par une intrigue en papier mâché. Les personnages sont creux, et les événements qui les lient semblent téléguidés, imposés par la main de l'auteur. Il se dégage de cette lecture un sentiment de passivité extrême.

— Al (@SukriehA) June 29, 2019

Vient ensuite un changement de registre violent, aux trois quarts du roman, où le récit vire au polar. On y découvre un nouveau personnage et une enquête, qui bien que liée au début de l’histoire nous semble terriblement lointaine. C’est à ce moment où Houellebecq m’a complètement perdu. Je ne savais plus où j’étais, j’avais l’impression d’avoir terminé le livre que j’avais commencé, sans en connaitre la fin, alors que je démarrai une nouvelle histoire. La sensation qu’une liaison manquait était tenace et avait brisé le rêve conscient de ma lecture.

Le génial : la mise en abîme ultime

Mais il y a aussi du génial dans ce roman, et je terminerai cette note sur ce qui rend ce livre intéressant malgré ses défauts.

Ces défauts d'intrigue s'effacent ensuite, car le roman se focalise sur l'interaction entre Jed, le héros et… Houellebecq. L'auteur se met donc en scène dans son récit, pour que son personnage en face le portrait… La carte et le territoire, l'auteur et le personnage.

— Al (@SukriehA) June 30, 2019

Que dire d’un roman où le personnage principal prend en photo des cartes routières (elles-mêmes objets représentatifs du réel) et peint un portrait de l’auteur du roman dont il est issu ? L’œuvre observe le créateur et lui renvoie une image fantasmée, fictive. Inversion magistrale des rôles. Il fallait y penser.

La mise en abîme est multiple et répétée. La première page tient du génie littéraire : une scène est décrite, elle résume à merveille l’idée des niveaux de lecture imbriqués. On y « voit » Jeff Koons et Damien Hirst « se partageant le marché de l’art ». Puis, lorsqu’on tourne la page, on comprend que cette scène n’est rien d’autre qu’un tableau que Jed Martin est en train de peindre. On dézoome, on change de niveau d’abstraction, puis on prend conscience que nous sommes nous, lecteurs, en train de regarder une page où est décrit un personnage qui peint un tableau : on vient de dézoomer à nouveau, implicitement.

Ce jeu de la mise en abîme, Houellebecq va le dérouler avec brio à plusieurs moments dans son roman. Cette ouverture, ces deux premières pages, sont probablement ce que j’ai trouvé de plus brillant dans tout le livre.

Quel est le message derrière cette figure de style admirablement bien trouvée ? Libre au lecteur d’y apporter une réponse qui lui est propre, c’est là tout l’objet de cette lecture. Pour ma part, je penche vers l’idée que Houellebecq nous invite à nous questionner sur notre propre image. Quelle différence entre mon être et ce que ma personnalité renvoie aux yeux des autres ? Quelle différence entre ce que je suis et ce que je donne l’impression d’être ? Quelle différence entre le chemin de terre éclairé par un soleil déclinant qui coupe un champ à la nuit tombée, et son tracé neutre et régulier sur une carte routière ?

Quelle différence entre l’image qu’on a de Houellebecq, celle qu’il s’amuse à caricaturer dans ce roman, et sa personnalité réelle, profonde ?

En somme, ce qu’il y a de génial dans La carte et le territoire c’est la manière avec laquelle Houellebecq parvient à nous rappeler que rien dans ce qui nous entoure n’est absolument réel. Nous sommes condamné à vivre sous l’influence d’infinies représentations.

Car tout est représentation, car tout est observé pour qu’on s’en figure ensuite une idée, et par conséquent, tout est interprété par le prisme d’un regard.

Méfiez-vous de la carte, car elle n’a rien du territoire, elle n’en est qu’un reflet parmi d’autres. L’expérience du réel est impossible, le véritable est inaccessible à notre perception, qui nous trompe nécessairement sur la nature profonde du monde.

Certainement pas le meilleur des romans, une lecture inégale, une intrigue facilement critiquable, mais un éclair génial au milieu de ces pages, un éclair de génie qui se reflète dans un jeu de miroirs subtil et infini.

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Une immersion dans le monde de la tech, une plongée au cœur des GAFA

Dans ce séminaire informatique organisé par Amazon, tous ces geeks sont excités, fiers d’être là, aux premières loges. Pas Alban. Il les regarde, ses semblables, et s’enfonce dans des pensées amères.

Disponible en Kindle et livre broché (341 pages).

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