Guerre est un court roman écrit vraisemblablement en 1934, entre Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Il a été publié cette année (en 2022), soit 88 ans après sa rédaction. C’est la première fois qu’un phénomène de ce type se produit dans la littérature française.
Je ne serai pas très original en vous disant que le « Voyage » de Céline est le livre qui m’a le plus marqué, que je n’ai rien lu de tel, que sa lecture a été une révélation du champ des possibles littéraires, que je considère Céline comme un génie de la littérature du vingtième siècle, qu’il a créé un style, bref, qu’il y a les écrits de Céline, et le reste.
Par ailleurs, actons dès maintenant que cet homme était un antisémite notoire, qu’il a fui la France après la victoire des Alliés, et qu’il a purgé une peine de prison pour la publication de ses pamphlets antisémites. Je vous renvoie à l’excellente interview de Stéphane Zagdanski sur le sujet, qui donne un éclairage plein d’intelligence sur la question de l’antisémitisme de Céline et de son œuvre.
Ce qui m’intéresse ici, c’est donc ce texte, Guerre, qui, tout comme le Voyage et Mort à crédit, est une pépite de la littérature française. Une pépite tout droit sortie d’une capsule temporelle, que nous avons la chance, près d’un siècle plus tard, de pouvoir lire.
Le pitch
Nous nous réveillons dans un champ de ruines. Tout le monde est mort et le bruit rugit dans la boîte crânienne. Ferdinand reprend connaissance. Il n’est pas mort. Il est le seul survivant. Dès la première page, les mots fusent comme des balles et la scène est immédiate, pleine de furie et de l’absurdité mortifère de la guerre.
J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête.
Ferdinand va s’enfuir de ce champ de ruines dévasté par les obus, il va être recueilli dans un hôpital. Guerre racontera sa longue convalescence, les soins d’une infirmière aux attentions débordantes, ses compagnons de chambrée, et bien sûr, ce regard cinglant sur cette société devenue folle.
Les phrases assassines d’un homme à jamais souillé par la guerre
À travers ce récit fulgurant, vulgaire, poignant, drôle et acide, il y a par moments des saillies qui expliquent, au moins en partie, les séquelles mentales qu’a pu causer la Guerre des tranchées sur l’esprit d’un jeune homme.
Le coup qui m’avait tant sonné si profondément, ça m’avait comme déchargé d’un énorme poids de conscience, celui de l’éducation comme on dit, ça j’avais au moins gagné. Ah ! Même à bien regarder j’en avais plus. J’en avais assez marre de me porter d’un jour à l’autre avec un crâne en friche, et surtout d’une nuit à l’autre avec ma tête en usine et mes sensations de parachute. Je devais plus rien à l’humanité, du moins celle qu’on croit quand on a vingt ans avec des scrupules gros comme des cafards qui rôdent entre tous les esprits et les choses.
C’est tout Céline qu’on trouve dans cette dernière phrase. Aussi bien son style génial, ce mélange de langage parlé et de métaphores à la fois simples et d’une puissance évocatrice instantanée (mes sensations de parachute), et surtout, cette revendication de liberté d’esprit totale, par delà les attentes de la bien-pensance et de « l’éducation ».
La beauté dans le fumier
Céline c’est aussi l’art de nous endormir avec un style argotique, du vulgaire et du potache, du sexe, du burlesque et du provocant, pour ensuite nous subjuguer avec une courte description pleine de poésie et de beauté.
Guerre se termine par un voyage en bateau vers Londres (il est donc clairement le prélude au roman éponyme, qui sera prochainement publié). Cette description de la côte qui disparait avec le large est une leçon de littérature, où simplicité du langage et puissance visuelle font corps pour un impact total dans l’esprit du lecteur.
Les deux jetées sont devenues minuscules au-dessus des mousses cavaleuses, pincées contre leur petit phare. La ville s’est ratatinée derrière. Elle a fondu dans la mer aussi. Et tout a basculé dans le décor des nuages et l’énorme épaule du large. C’était fini cette saloperie, elle avait répandu tout son fumier de paysage la terre de France, enfoui ses millions d’assassins purulents, ses bosquets, ses charognes, ses villes multichiots et ses fils infinis de frelons myriamerdes. Y en avait plus, la mer avait tout pris, tout recouvert. Vive la mer ! Il n’était plus pour moi question de vomir. Je ne pouvais plus, j’avais tous les vertiges d’un bateau dans mon propre intérieur. La guerre m’avait donné aussi à moi une mer, pour moi tout seul, une grondante, une bien toute bruyante dans ma propre tête. Vive la guerre ! La côte c’était fini d’abord, un petit liseré peut-être, très fin, tout près, au bout du vent. À gauche du ponton là-bas, c’était encore les Flandres, on les voyait plus.
Guerre, Gallimard, 174p. (19 €)
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