J’ai découvert Paul Auster tardivement, lorsque je travaillais sur le manuscrit de l’apparition de l’oubli (à paraitre en octobre aux éditions L’Astre Bleu), environ un an après la mort de mon père. Durant cette période, je lisais tous les romans que je trouvais sur ce thème : j’étais avide de voir comment les grands auteurs traitaient un sujet aussi profond, universel, et complexe que celui du deuil d’un père.
Deux écrivains m’ont alors marqué par leur ouvrage sur la question : Philip Roth, avec le magistral Patrimoine, une histoire vraie, et Paul Auster avec L’invention de la solitude. Roth est un maître parmi les maîtres, et le sujet de ce billet n’est pas de parler de son œuvre, mais Auster est au moins aussi talentueux, et son écriture à la fois fluide et profonde a suscité une forme d’admiration dans mes yeux d’apprenti auteur.
Entre ses lignes se cachent des pépites qui nous illuminent l’esprit, on s’exclame intérieurement : « C’est exactement cela ! ». Auster pointe du doigt une vérité qu’on reconnait immédiatement une fois qu’il nous la met sous le nez.

Plus tard, pendant des vacances d’hiver que je passais à New York, je suis tombé par hasard sur Day/Night, dans les étals de la magnifique librairie Strand Bookstore. Le livre était beau, la police d’écriture harmonieuse, le papier épais. Vous voyez, cette sensation lorsque vous tenez un livre en main et n’avez qu’une envie : continuer de le feuilleter, tourner ses pages, les lire, sentir le grain des pages sous vos doigts, ou encore humer le parfum du livre ?
Bref, l’objet m’avait séduit, et étant dans la ville même de l’écrivain (Auster habite une maison à Brooklyn) je ne pouvais repartir de New York sans le ramener avec moi à Paris…
Une fois rentré, happé par mon quotidien, je l’ai évidemment oublié dans ma bibliothèque sans jamais l’ouvrir. Chaque fois que je le voyais, immobile, figé sur l’étagère, un sentiment de culpabilité pointait au fond de moi, et je détournais le regard. Quelque chose me dit que je ne suis pas le seul à qui ce genre de choses arrive… mais passons !

Les congés d’été sont arrivés (j’écris ce billet depuis mon lieu de vacances), et Day/Night s’est retrouvé dans ma valise, avec la demi-douzaine de bouquins que j’ai emportés pour assouvir ma soif de lectures estivales.
Day/Night
Ce livre publié en 2013 est une réédition de deux romans publiés précédemment : Travels in the Scriptorium (2006) et Man in the dark (2008). Je n’ai pas été particulièrement convaincu par le premier, qui m’a laissé plus sur ma faim qu’autre chose (beaucoup de questions ouvertes sans vraiment de réponses) mais ce fut l’inverse pour Man in the dark, qui m’a fait l’effet d’une gifle.

Ces deux romans sont une sorte de jeu de miroirs, ils se renvoient la balle l’un l’autre et partagent une certaine symétrie : dans les deux cas, un homme est isolé et se plonge dans une oeuvre de fiction. L’histoire se déroule pendant la journée dans un des romans, durant la nuit dans l’autre. Le narrateur du premier roman lit une histoire, celui du second l’invente. Il y a même un renvoi explicite dans un des romans vers son voisin, mais je ne le dévoilerai pas ici, charge au lecteur de le trouver.
Le point commun qui unit les deux récits est leur fond, leur thème : la solitude et la vieillesse, qui lorsqu’elles vous assaillent, vous invitent à méditer sur la vie, sur vos amours, vos amis, votre famille, vos failles…
La solitude d’un homme vieilli par les décennies, la solitude masculine peut-être plus précisément, le rapport à l’autre, la probable disparition de la vie sexuelle, la crainte que tout soit désormais derrière soi. C’est ce cri qu’on entend au fond de ces textes, le cri terrifié d’un corps qui se voit vieux et qui songe aux années passées, un corps abîmé, habité par un esprit encore parfaitement sain et alerte, plus que jamais, sur le monde qui l’entoure. En, un mot : le tribut de la vieillesse.
Il me semble que Travels in the Scriptorium ressemble beaucoup à un coup d’essai qui a permis d’aboutir à Man in the dark ensuite, sorte de réécriture magnifiée du premier brouillon. C’est donc sur Man in the dark que je souhaite m’attarder, car il est pour moi, de loin, le meilleur des deux.
Man in the Dark
Dans ce roman (Seul dans le noir en français), à la tombée de la nuit, un vieil homme insomniaque se raconte une histoire pour passer le temps. Il imagine qu’un homme (Brick) se réveille au fond d’un trou creusé à même le sol, vêtu en militaire, sans aucune forme d’explications. On vient le secourir peu de temps après, en l’appelant « Caporal » et en lui disant qu’il a une mission de la plus haute importance, il en va de la sauvegarde des Etats-Unis. L’homme ne comprend rien, il est perdu, il s’est endormi avec sa femme la veille, dans son appartement, et se réveille là, au milieu de nulle part, est-ce un mauvais rêve ?
A mesure qu’il développe le fil de sa ficiton, le narrateur nous embarque dans une aventure digne d’un roman d’espionnage fantastique, où la réalité semble avoir subit quelques altérations inexpliquées, mais pourtant tout à fait « normales » dans ce monde-là. C’est notre monde, mais pas tout à fait, comme désaxé. La théorie des mondes multiples n’est pas loin…
On se retrouve très vite happé par les aventures de Brick et on tourne les pages sans y penser pour voir comment il va s’extirper du nid de guêpes dans lequel il s’est retrouvé. Mais son aventure est entrecoupée de ruptures : le narrateur, au cœur de la nuit, cesse parfois de dérouler son intrigue pour penser à sa vie, pour panser ses blessures. Il se souvient de sa femme, morte d’un cancer un an plus tôt, songe à sa fille et à sa petite-fille, qui dorment au-dessus, à l’étage, dans la maison, elles-aussi, meurtries par leur histoire personnelle.
Toute la puissance du roman se dévoile quand les deux niveaux de narration menacent de se rejoindre : quand l’homme seul dans sa maison place son propre personnage dans la fiction qu’il invente…
Un style épuré au maximum
Paul Auster a choisi un style épuré au maximum pour servir son récit. Une approche déroutante pour le lecteur au début : il faut redoubler d’attention, car aucun signe typographique n’est utilisé pour indiquer les changements de registre.
Ainsi, pas de guillemets ni même de tirets cadratin pour marquer un dialogue, pas d’italique pour passer du récit « normal » à l’histoire que se raconte le narrateur. Les seuls outils de Paul Auster : le saut de ligne et l’alinéa.
Pour juger vous-même, voici un extrait, traduit rapidement par votre hôte.
Je suis tellement fatigué, répondit Brick, que je pourrais dormir sur un tas de caillous.
Si tu as faim, il y a des trucs à manger dans la cuisine. Un berlingot de soupe, plein de pain, quelques tranches de dinde. Tu peux te faire un sandwich.
Combien ?
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Combien ça va me coûter ?
Oublie. Je ne vais pas te faire payer pour un peu de nourriture. Tu m’as déjà payée assez.
Et à propos du petit-déjeuner demain matin ?
C’est OK pour moi. On n’a pas grand chose, cela dit. Juste du café et des toasts.
Sans attendre la réponse de Brick, Molly se précipita hors de la chambre pour se changer.
Voyez comme tout ici est mélangé : le dialogue se fond totalement au passage descriptif (la dernière phrase)… C’est brillant : la forme rejoint le fond. Tout est lié, imbriqué, fusionné. La fiction et la réalité se touchent. Une autre manière pour l’écrivain de nous rappeler qu’écrire une fiction revient au bout du compte toujours au même : témoigner sur son propre vécu.
Toute cette construction « meta » permet à Auster de parler de l’écriture, de la narration, de l’art créatif. Mais chez lui, comme chez tout grand écrivain, me semble-t-il, parler de l’écriture, c’est évidemment parler de l’amour, de la famille, de la vie.
Man in the dark est pour moi un coup de cœur, et certainement un des livres qui restera dans ma mémoire et que je relirai avec plaisir.
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