La vérité est indomptable, elle ne se laisse jamais capturer entièrement, quels que soient les efforts que l’on y met, elle nous échappe toujours un peu, et elle reste libre de choisir où et comment elle se montre. On peut chercher du mieux possible à discerner ses contours, par exemple, pour essayer de décortiquer la complexité d’un deuil, à travers un récit complet, mais parfois, elle décide de se manifester d’elle-même, comme c’est le cas ici, dans l’avis de lecture de mon ami Hazem Idriss.
Hazem a saisi quelque chose qui me semble proche de cette vérité indéchiffrable en partageant sa lecture de L’apparition de l’oubli, il y voit le pèlerinage d’un fils endeuillé sur les chemins de la mémoire de son père. L’image me semble juste, mais derrière cette allégorie, Hazem voit autre chose : l’idée que le deuil est le moment déterminant d’une vie humaine où notre conscience de soi est confrontée à l’essentiel : la raison d’être, et surtout, le moment où il nous faut partir en quête de ce qu’il « reste ».
Mais arrêtons-là le commentaire du commentaire, et laissons la parole à Hazem (cet avis de lecture a initialement été publié sur Babelio).
C’est amusant de remarquer certains paradoxes de la vie qui lui donnent à la fois un aspect drôle et un goût amer. Par exemple, comment le renouveau naît de la mort !
Croyants ou pas, lorsqu’on sent le besoin de se retrouver, de se renouveler, on prend le chemin du pèlerinage. Mais c’est drôle comme, souvent, ces chemins conduisent à une tombe, au cadavre enseveli six pieds sous terre. Dans la culture humaine, la vie prend la complétude de son sens lorsqu’elle est confrontée à la mort.
En Syrie, pour présenter ses condoléances, la personne dit aux proches du défunt : « Que le reste soit dans votre vie ».
À chaque fois que j’assistais aux funérailles d’un proche, je me demandais ce que signifiait ce « reste » dans la formule énoncée. Quel « reste » ? Le reste de quoi ? Il n’en reste rien, il ne reste que sa mémoire, c’est tout ! Je pensais que la phrase exprimait probablement le souhait que le reste de la vie du défunt, qu’il aurait dû connaître s’il n’était pas mort, soit ajouté à la vie de l’endeuillé. Mais ce n’était pas très convaincant.
Je pense avoir mieux compris ce que signifie « le reste », suite à la lecture de L’apparition de l’oubli. Le « reste », c’est ce qui reste du mort en nous, et qui nous fait revivre, nous renouveler.
Si les outils du pèlerin sont une paire de chaussures bien confortables et un chemin à travers un beau paysage, ceux d’Alexis sont ses souvenirs. Avant le décès de son père, il n’a jamais creusé la question de son origine étrangère. Il savait que son père était syrien, il savait qu’il avait des traits de caractère orientaux, mais quelque chose l’empêchait de creuser plus loin, probablement à cause de la présence rassurante de Raïf, son papa, qui lui semblait immuable. Mais à sa disparition, à son départ précipité, la cloche sonne fort, très fort, dans les oreilles du fils. Il entend l’écho d’un cri, de nombreux cris, qui surgissent du néant, et un visage commence à apparaître dans l’obscurité, c’est un visage étranger, puis familier, qu’il distingue de mieux en mieux, un visage qu’il reconnait entre mille, profondément aimé, mais étranger : celui du père.
C’est drôle, et profondément perturbant, c’est un visage que le fils connaît très bien, mais ne connaît pas. Le papa tant aimé est d’un coup un étranger, un Syrien.
C’est alors que les images surgissent, les souvenirs d’enfance, le chemin de pèlerinage qui mène à la reconnaissance plus nette du visage paternel, mais aussi de soi. C’est alors que le pèlerin, de façon automatique et rapide, met ses chaussures, prend son petit sac, et part.
L’apparition de l’oubli, c’est un pèlerinage dans les souvenirs en quête de la découverte d’un inconnu, ignoré, négligé depuis longtemps, celui du père. Et immanquablement, ce voyage ne peut qu’en engager un autre : celui qui mène à la redécouverte de soi.
Inévitablement, comme le père est une partie essentielle de soi, sa disparition déclenche d’autres expériences, notamment celle qui concerne la relation avec la partie morte en soi. L’apparition de l’oubli représente une expérience spirituelle qui n’est pas moins importante que celle de la découverte du visage du père, celle de la libération de la partie morte de soi. Ce qui est particulièrement intéressant c’est que cette libération se fait en ravivant le défunt. Alexis décrit minutieusement son père dans les différentes situations dans lesquelles il nous le présente. Il prend son café le matin, il s’énerve pour telle ou telle chose, les mots qu’il aimait utiliser, ses rires, sa manière de se plaindre, etc. Raïf est à nouveau vivant, à travers le roman.
L’apparition de l’oubli, c’est le pèlerinage qu’a fait Alexis à la redécouverte de son père et à la libération de la partie morte en lui : son père. L’apparition de l’oubli est le marteau de Kafka qui « brise la mer gelée » en Alexis, et en nous.
Hazem Idriss
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